Par Claire Galochy: Alexandre Makkai – Nouvelle Revue de Hongrie, 1932. juillet
ALEXANDRE MAKKAI est Hongrois de Transylvanie, éveque de l’Eglise calviniste, savant historien et poete. La fusion indissoluble de ces quatre éléments fondamentaux explique a la fois l’unité et la multiplicité de son activité littéraire. On s’attendrait a ce que ces quatre directions de vie, assez différentes, entrent quelquefois en conflit et fassent naître, dans la maniere dont l’écrivain s’acquitte de sa tâche, une dissonance genante. Mais il n’en est rien 1 Bien au contraire, en M. Makkai un patriotisme ardent, une foi pleine d’indulgence, une tendance aux recherches minutieuses et une brillante imagination ne sont que les quatre rayons divergents d’une meme source de lumiere : le point de départ en meme temps que le but de ces quatre rayons, c’est l’âme. M. Makkai étudie l’âme, – l’âme qui pénetre les fils embrouillés de l’événement et de l’action et, au dela des manifestations visibles, cherche l’âme invisible. Dans les prouesses des héros, le triomphe des armées, la chute des nations, les uttes de l’humanité, il n’y a qu’une chose qui importe : l’âme qui trace la voie de l’individu ou de la foule. C’est l’ordre du destin ou le jeu du hasard qui décident si ce chemin doit aboutir a la glorification ou a la ruine. Chez M. Makkai, la compréhension et l’intuition completent le savoir car, comme il dit, « on ne peut pas comprendre une âme a l’aide des pauvres données de l’histoire : il faut la rever pour la ressusciter. ,e poete a le sentiment qu’une telle figure, revée a l’aide de ces données et audessus d’elles, sera la vraie». Nous autres lecteurs ne pouvons que partager ce sentiment. Les dix années d’activité littéraire de M. Makkai se révelent a nos yeux en dix volumes. Feuilletons ces dix volumes et tâchons de voir avec les yeux pénétrants du poete les événements et les héros de siecles disparus, et l’aspect véridique, sans fard et sans déformation, des luttes de notre époque. Ce fut en 1924 que M. Makkai publia son premier roman, Le prince de la vie, composé en réalité de sept tableaux. Le sujet de chacun de ces tableaux, c’est l’attente du Christ, le rayonnement de Son âme et le bonheur de l’accomplissement, dont jouissent ceux qui ont pu Le connaître. La miséricorde dans le cour de la princesse égyptienne; la guérison dans la superstition du chasseur simple et naif; la peur dans la cruauté d’Hérode; la clémence adoucie dans les prophéties terribles de Saint Jean-Baptiste; l’intuition dans le désespoir de la femme de Ponce-Pilate, le juge; la foi naissante dans le serrement de cour des spectateurs du Golgotha \ le salut dans le miracle de la résurrection, et, enfin, la force enseignante dans le départ de l’apôtre Pierre, annonciateur du Messie – sont autant de chapitres artistement développés d’une meme série d’idées. La description du miracle destiné a sauver le monde secoue le lecteur comme s’il assistait lui-meme a ce conte, le plus vrai de tous les temps. Dans les petits épisodes historiques du recueil de nouvelles intitulé Les pierres parlent, l’écrivain nous rapproche humainement de quelques personnages caractéristiques de la Hongrie d’autrefois, ou encore nous rappelle certains moments décisifs de notre histoire. Les trois études biographiques écrites par M. Makkai sont les portraits psychologiques de Gabriel Bethlen, du comte Etienne Széchenyi et d’André Ady. L’époque, l’activité et le caractere de ces trois grandes individualités hongroises sont totalement différents, et cependant il y a en eux quelques traits communs : ils se sont rendu compte des défauts de la race hongroise, ont essayé d’éveiller en celle-ci la conscience de ses capacités et, pendant qu’ils sacrifiaient leur vie a leur pays, ils sont restés incompris de leur temps et ils se sont trouvés seuls au milieu de l’orage que leur génie avait déchaîné. A sa biographie de Gabriel Bethlen, l’écrivain a donné le titre Dans la solitude, car «pour Bethlen la solitude était la source de l’indépendance et sa garantie toujours sauvegardée ». Pendant la premiere moitié du XVIIe siecle, Gabriel Bethlen fut prince de Transylvanie. Ce petit pays était broyé entre les deux meules des ambitions turque et autrichienne et, malgré sa misérable situation, était appelé a sauver l’indépendance de l’âme hongroise. D’un tas de ruines, Bethlen a su faire un pays, d’un ramassis de peuples une nation et de la Transylvanie un facteur politique dont l’importance était reconnue par l’Europe entiere. Que son époque de meme que la postérité n’aient pas reconnu tous ses mérites, cela s’explique par l’inconscience tragique de la race hongroise qui n’a pas compris l’idée titanesque de Bethlen, revant d’une grande nation unique. La discorde intestine bien plus qu’une force extérieure condamna a l’échec ses projets, déja en train de se réaliser. Un grand nombre de savants historiens se sont occupés, ces temps derniers, de l’importance historique de cet homme d’Etat aux conceptions grandioses, de sa force créatrice et de son ambition personnelle. M. Makkai examine en premier lieu la structure psychique de son héros, parce que « la personnalité de Bethlen est l’expression de toute la nation hongroise… son destin tragique accuse le crime héréditaire du peuple hongrois, mais sa force vitale triomphante proclame le droit de ce peuple a la vie». Ce fut a une époque non moins critique, au début du XIXe siecle, qu’apparut le comte Etienne Széchenyi, pour etre pendant toute une époque l’esprit dirigeant de la Hongrie. Tout en reconnaissant la grandeur de son ouvre, la postérité a fait de lui, sous le nom du « plus grand Hongrois », une statue raide et sans vie, au lieu d’essayer de méditer sans cesse ses enseignements et ses prophéties et d’éduquer t le préjugé, alors que la regle de vie adoptée par M. Makkai est l’amour, le travail, la justice et la foi. « Le premier et le plus important devoir de la minorité hongroise de Transylvanie est la révision de sa conception du passé, révision qui exclut les préjugés nuisibles a la vie et crée une forme saine de la défense et de l’affirmation de nousmemes.» « Une s’agit pas de reconnaître et de louer les grandes ouvres du passé hongrois, de leur élever en nos cours un beau monument funéraire, mais de prendre de nouveau conscience des véritables valeurs de ce passé et de les faire entrer comme partie intégrante dans notre vie, notre travail et notre avenir. » « Pour nous autres, aujourd’hui, un seul empire est possible: c’est celui de l’âme et du caractere.» Indépendamment de facteurs géographiques, politiques et juridiques « nous devons nous proposer ce qui est éternellement hongrois: la nation psychique». Pour cela, il ne faut rien d’autre que de la concorde, de l’amour, et une énergique coopération intellectuelle. L’esprit transylvain n’est qu’une des manifestations de l’esprit hongrois a laquelle des causes historiques et géographiques ont conféré un coloris particulier. « Ce dont notre âme hongroise a besoin, c’est de prendre conscience de notre mission transylvaine particuliere et de la remplir d’une âme hongroise. » « Le monde dans un atome: voila l’essence de la Transylvanie et de l’esprit transylvain. » C’est ce monde condensé dans un atome qu’emporte le cour transylvain et hongrois d’Alexandre Makkai dans tous les chemins du monde matériel et spirituel. Tous ces essais nous montrent comment l’imagination du poete, par une vérité devinée et sentie, comble les lacunes que le savant, dans son exactitude, est incapable de remplir de données positives. En revanche, dans les romans de M. Makkai c’est l’objectivité rassise du savant qui refrene l’envol passionné de l’imagination poétique. Le roman Agnes contient un récit des migrations volontaires de l’âme. Il s’agit ici de bien autre chose que du phénomene mainte fois observé de la double personnalité. L’âme d’un homme doué d’une forte volonté, de son propre gré, quitte le corps que Dieu lui a assigné, passe dans l’enveloppe mortelle de plusieurs autres hommes et, sous les traits de ceuxci, devient capable de créations surnaturelles, mais en meme temps perd l’empire d’elle-meme. Elle change en acte la pensée pure, la bonne et la mauvaise, et lorsque ce vagabondage intellectuel privé du frein de la conscience se change en une réalité inéluctable, elle détruit avec une fatalité tragique tous ceux en qui elle s’est incarnée, pour finir par se détruire ellememe. Dans le cadre de ce reve fantastique, il y a tant de possibilités signalées en germe, tant d’action fébrile, une telle richesse de caracteres, qu’il y aurait la de quoi faire dix romans: tous ces éléments, condensés dans un seul livre, donnent presque l’impression accablante du trop-plein. Le Char du diable est le premier roman historique de M. Makkai. Il y trace un tableau multicolore de la Transylvanie du début du XVIIe siecle. La passion décadente des Báthory au sang ardent, l’honneteté, le laconisme de Bocskay, la sagesse grandiose de Bethlen, le créateur de l’Etat, nous parlent dans ce livre avec la force saisissante de la vie. La beauté enchanteresse d’Anne Báthory y resplendit du fond des siecles lointains et avec l’écrivain nous suivons dans la voie de ses errements cette femme née pour faire le bien et qui fit le mal. L’analyse lucide de M. Makkai révele tous les replis de cette âme en train de courir a sa damnation, dans ses débauches il nous montre l’aiguillon d’une passion maladive, dans ses crimes l’ordre d’une fatalité inexorable et dans sa chute l’accomplissement inévitable de la tragédie. La description des coutumes et des costumes de l’époque en ressuscite l’atmosphere, mais c’est « l’éternel humain », indépendant du temps et du lieu, qui nous émeut le plus. Ce meme sentiment, nous l’éprouvons mieux encore dans le dernier roman de M. Makkai, Le roi thaumaturge, qui est comme le couronnement de son activité. Comme la coupole dorée de la basilique, surplombant les colonnes et les arcades, condense dans son unité les beautés variées du chef d’ouvre, cette belle création réunit en elle-meme les qualités de l’art muri et accompli de l’écrivain. Il nous transporte au XIIIe siecle: le peuple de Hongrie perd son sang précieux par mille blessures; la luxure d’un roi vieillissant, l’avidité de seigneurs égoistes, les gémissements d’un peuple réduit a la misere et l’ombre menaçante de l’invasion prochaine des Tartares vous étreignent le cour comme un reve horrible. Au milieu de ce sombre tableau, avec l’éclat de l’étoile de Bethléem, on voit resplendir la figure gigantesque du jeune souverain, Béla IV, le roi thaumaturge, indiquant la voie du salut lointain. On éprouve avec lui la lourde responsabilité de sa mission, les doutes de ses heures difficiles, la conscience de sa force et la solitude qui est le partage de tout génie: cependant que dans son propre cour se livre la lutte décisive pour toute sa nation, le destin ne lui accorde jamais un compagnon qui le vaille. C’est avec un intéret passionné que l’on parcourt avec M. Makkai ces cercles horribles de l’enfer hongrois et avec une impatience enthousiaste qu’on attend la suite promise de ce roman. Apres ce pâle tableau de l’activité littéraire de M. Makkai, nous ne saurions omettre de signaler la forme brillante sous laquelle il nous confie la riche substance spirituelle de son ouvre. Sans recourir aux fleurs de la rhétorique, il parle au lecteur avec la simplicité de la raison pure. Toutes ses épithetes sont bien choisies, toutes ses comparaisons justes et la concision limpide de ses phrases rend a la perfection ses pensées. Son style est multicolore et plastique comme la réalité vivante et en meme temps d’une aussi idéale beauté que les reves de l’artiste.